(Photo : Archives - Nordy)
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Loken : un héritage qui disparaît déjà

Par Simon Cordeau

Mike Loken est décédé le 18 janvier dernier, à l’âge vénérable de 98 ans. Du sentier d’environ 15 km qu’il a tracé et entretenu pendant plus de 50 ans, il ne reste presque plus rien. Reportage sur l’héritage fragile d’un traceur légendaire.

L’entrée du sentier Loken, près de l’hôtel de ville de Sainte-Anne-des-Lacs.

Dimanche, 29 janvier. Je me rends à Sainte-Anne-des-Lacs avec mes raquettes. C’est un matin froid et calme, où tombe une fine neige. On se stationne près de l’hôtel de ville, où commence le sentier Loken. Il fait 3,2 km (ou 6,4 km avec le retour) et il est balisé par la Société de plein air des Pays-d’en-Haut (SOPAIR). On enfile nos raquettes, on contourne la caserne de pompiers par un petit sentier, on fait quelques mètres sur une rue et, enfin, on entre dans le bois.

« Le bois derrière chez nous »

D’origine norvégienne, Mike Loken arrive à Montréal en 1953. En 1958, il achète un chalet à Sainte-Anne-des-Lacs. Il avait besoin d’un endroit pour fuir la ville et retrouver la nature, m’avait-il confier lorsque je l’avais rencontré, en février 2021. Pour profiter de la forêt, il commence à tracer un réseau de sentiers qui part de chez lui. « Je voulais tracer un sentier qui se pratiquait autant l’été que l’hiver, donc qui ne traversait pas de lacs », disait-il. Seul avec des cisailles, une scie à main et une hache, il tracera environ 15 km de sentiers dans la forêt laurentienne.

Le sentier Loken traverse la pleine nature et passe près des résidences.

« Quand M. Loken et les autres traçaient à l’époque, les Laurentides étaient le Far West du nord. C’étaient de grandes étendues et pas beaucoup de maisons », illustre la mairesse de Sainte-Anne-des-Lacs, Catherine Hamé Mulcair, en entrevue. « C’est sûr que la région a beaucoup changé. Avec le développement immobilier des 30 dernières années, nos sentiers patrimoniaux ont vraiment mangé une claque. »

Après un bon segment en forêt, nous voyons apparaître quelques maisons entre les arbres. Le sentier passe tout près de leur cour. Bientôt, on débouche sur une rue de quartier. Il faut marcher en bordure sur quelques centaines de mètres. On retrouve le sentier un court moment, alors qu’il passe entre des résidences, avant de retourner sur une rue. Enfin, on retrouve le bois pour le reste du parcours.

En chemin, on rencontre quelques résidents, sortis pour promener leur chien ou pour profiter de l’hiver. « Ici, on ne croise pas nos voisins à l’épicerie. On les croise dans le bois derrière chez nous. C’est comme si on avait une grande cour arrière », illustre Mme Hamé Mulcair.

Lier les villages

Jusqu’en 2010 au moins, Mike Loken entretenait son sentier. On pouvait encore le voir, à 86 ans, couper des arbres tombés et défricher son réseau. Lors de notre entrevue, il sortait encore tous les jours pour parcourir la forêt, à 96 ans. Il avait même un vélo stationnaire, à l’intérieur, pour se garder en forme.

Le sentier Loken passe près du lac Rochon.

« On est allés ce matin, à -29°C, pour faire 2 km », me raconte Jocelyn Lahaie. Résident de Sainte-Anne-des-Lacs, il fréquente le sentier Loken depuis maintenant 20 ans. Lorsque je lui parle, le vendredi 3 février, il fait un froid polaire dehors. « On s’est forcés. On essaie de sortir tous les jours, ma conjointe et moi. Mais ce matin, c’était juste assez. On est revenus les mains gelées! »

M. Lahaie me parle d’une époque pas si lointaine, où toutes les Laurentides étaient sillonnées de sentiers. « Le plus grand attrait de la Loken, c’est qu’elle était dans la pensée du temps, d’aller de village en village. Avec la Loken, je partais de Sainte-Anne-des-Lacs et j’allais à Saint-Sauveur. Au village, je pouvais prendre un sandwich et une bière puis revenir. Il y avait aussi une boucle de ski de fond, qui partait de l’hôtel de ville et qui allait vers l’ouest jusqu’au camp Tamaracouta à Mille-Isles et au-delà. Tu partais pour la journée, 4-5-6 heures, et tu avais l’impression d’aller quelque part », raconte-t-il avec nostalgie.

Enfin en forêt, nous continuons sur le sentier. Le peu de dénivelé nous permet d’apprécier, calmement, la nature qui nous entoure. Le bruit d’un ruisseau offre un moment de contemplation. La fine neige et le vent font chanter les feuilles jaunes encore accrochées à des arbres. Un grand rocher, près d’un crique, impose un passage plus technique et prudent. Plus loin, l’immensité blanche du lac Rochon s’ouvre sur notre gauche.

Comme ailleurs dans les Laurentides, des portions du sentier sont bloquées par des propriétaires de terrain.

Puis, on arrive au bout du sentier. Une chaîne bloque le chemin. « Propriété privée. Défense de passer », indique une affiche noire et jaune. Il faut rebrousser chemin.

Propriété privée

Partout sur le sentier Loken, aussi bien près des maisons qu’en pleine forêt, on voit des affiches. Elles nous rappellent qu’on se trouve chez quelqu’un. Mme Hamé Mulcair souligne d’ailleurs que le sentier officiel et balisé existe grâce à des ententes avec les propriétaires chez qui il passe. « On a tout intérêt à garder d’excellentes relations avec eux pour continuer cette collaboration », insiste-t-elle. C’est pourquoi il faut toujours rester sur les sentiers balisés, être respectueux et ramasser ses déchets.

La mairesse indique que, dans plusieurs cas, ce sont les propriétaires qui ont approché la Municipalité. « Pour beaucoup d’entre eux, l’entente a vraiment été la clé pour régulariser tous les passages sur leur terrain. Comme le sentier est balisé et entretenu, les gens ne vont plus en sortir et s’aventurer sur leur terrain », illustre-t-elle. Elle remarque aussi une plus grande prise de conscience tant des citoyens que des développeurs. « Ils voient que c’est une richesse d’avoir ces sentiers-là. Et qu’ils ont tout intérêt à les protéger! C’est rendu un atout pour une maison. »

Toutefois, pour M. Lahaie, ces ententes individuelles dévoilent plutôt la fragilité dans laquelle se trouve l’héritage de Mike Loken. « Du jour au lendemain, il y a un ou deux terrains qui changent de main, quelqu’un décide qu’il développe ou qu’il bloque l’accès, et c’est fini. Il n’y a plus de Loken. » Il déplore aussi que même le tronçon qui est préservé est bien différent du sentier d’autrefois. « On se retrouve dans des ruelles vertes », illustre-t-il. Plusieurs intersections ponctuent d’ailleurs la Loken. M. Lahaie explique qu’il s’agit de sentiers que tracent les résidents pour accéder à la Loken de leur résidence. Il peut s’agir aussi de connexions avec des réseaux de sentiers informels.

Le sentier existe grâce à des ententes avec les propriétaires chez qui il passe.

Sur ce point, l’Annelacois admet comprendre la frustration de certains propriétaires. « Nous, on habite sur le chemin des Mouettes. Derrière, il y a la Forêt Héritage. Et il y avait des gens qui arrivaient sur notre terrain. On est tous un peu explorateurs. On voit un sentier et on se demande : où ça mène? Mais un jour, il y en a un qui est arrivé dans ma porte-patio! Il a fallu mettre une pancarte. » D’ailleurs, il constate qu’un message plus personnel, qui indique qu’il s’agit d’un cul-de-sac, fonctionne mieux pour dissuader les randonneurs qu’une simple affiche « Propriété privée ».

Un héritage morcelé

De son vivant, M. Loken a vu son réseau se morceler, à son grand regret. Mme Hamé Mulcair confie avoir eu de longues discussions avec lui sur ce sujet. « Il me racontait comment la culture du plein air était différente en Norvège. Là-bas, les forêts font partie de la propriété collective. Quelqu’un ne peut pas être propriétaire d’une grande forêt et empêcher les gens de passer dessus. Il y a des règles à respecter, mais tous les citoyens ont droit de passage. M. Loken n’a jamais compris pourquoi, ici, les ressources naturelles pouvaient être privatisées. Il trouvait que c’était insensé. »

M. Lahaie abonde dans le même sens. « Il faut garder cet héritage. On est souvent en réaction, en outrance. Tout à coup, on n’a plus accès. Mais il ne faut pas attendre que les sentiers soient fermés. »

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