Que notre joie demeure
Par Frédérique David
CHRONIQUE
Cette chronique reprend le titre d’un roman de Kev Lambert qui lui a valu le prestigieux prix Médicis. Kev Lambert qui signait une lettre dans La Presse, le 3 février dernier, pour dénoncer les coupures du gouvernement québécois en culture ces dernières années. Ce titre, c’est tout ce que suscite en nous les artistes, c’est cette nécessité, ce sang qui coule dans nos veines, ces émotions qui jaillissent, s’expriment, se bousculent au contact de l’art, cette nécessité absolue de perpétuité, parce que nos vies en dépendent.
Que serions-nous sans les arts et la culture ? Un peuple qui n’aurait pas pu s’émanciper ? Une culture qui n’aurait pas exprimé son unicité ? Des talents qui n’auraient pas été révélés ? Des artistes frustrés et un peuple endormi ?
Un perpétuel appauvrissement
Kev Lambert, comme de nombreux autres artistes, a dénoncé le manque de financement dans la culture. « Elle reçoit des coups, des charges. Elle nous est dérobée pour être vendue au plus offrant. On l’affame et on la saigne. On la regarde agoniser pendant qu’on fait de beaux discours à la nation, en s’inquiétant du désintérêt des jeunes pour la langue française », peut-on lire dans sa lettre ouverte.
Les mots sont forts, et pourtant, malheureusement vrais. Il y a souvent un non-sens dans les décisions politiques, des contradictions qui font bondir. C’est peut-être le propre de la politique, remarquez. Notre gouvernement fait des profits sur le cannabis, l’alcool et les jeux de hasard. Rien que là, on pourrait voir une antinomie avec un discours qui se veut bienveillant. Au même titre, on ne peut prétendre vouloir défendre une langue en consacrant seulement 0,15 % du budget au Conseil des arts et des lettres du Québec, ni vouloir encourager les artistes en les maintenant dans la pauvreté, avec un revenu médian de 17 500 $ par année.
Le Musée de la civilisation, des compagnies comme Ex-Machina, l’Orchestre métropolitain et le théâtre La Bordée, pour ne nommer qu’eux, ont récemment annoncé devoir restreindre leurs activités en raison de difficultés financières. La baisse importante de la fréquentation des salles et l’explosion des coûts de production (jusqu’à 30 % depuis la pandémie) ont plongé le milieu culturel dans une situation plus précaire que jamais. Pendant ce temps, notre gouvernement annonce avoir perdu les 270 millions investis dans une entreprise suédoise qui vient de faire faillite et le fiasco informatique de la SAAQ aura coûté au moins 1,1 milliard $.
Un répit qui questionne
Le récent budget du gouvernement Legault a montré que les revendications du milieu culturel ont été entendues. Le répit annoncé fait passer le budget du CALQ à 200 millions de dollars par année, soit l’exigence minimale du Front commun pour les arts et la Grande mobilisation pour les arts au Québec. Le répit ne fera pas non plus des miracles. Les récentes revendications du milieu culturel ont fait la lumière sur notre piètre considération pour ce qui permet pourtant à nos cœurs de battre. « Les arts vivants, ce sont des lieux de rassemblement de l’humanité devant la beauté », mentionnait l’auteur et metteur en scène Dominic Champagne, à l’émission Tout peut arriver, sur les ondes de Radio-Canada, le 8 février dernier.
Les récentes annonces budgétaires permettront aux arts et à la culture de survivre encore quelques années. D’autres mobilisations seront nécessaires pour qu’ils soient considérés à leur juste valeur, pour qu’on cesse de les percevoir comme un coût et qu’on mesure enfin leur pouvoir de changer le monde (lire Et si l’art pouvait changer le monde ?, de Simon Brault). C’est notre façon de penser l’économie d’un pays qui est à revoir. Cette économie qui « a vampirisé à peu près tout ce qui reste de foi et d’espoir à ce jeune siècle », comme l’écrit si bien l’artiste multidisciplinaire Marc Séguin dans son récit Madeleine et moi.
L’art détient un pouvoir perpétuellement sous-estimé par ceux qui nous dirigent, à commencer par celui de protéger un peuple de la déprime, de l’isolement et de l’asservissement. « Il est souvent permis de rêver à mieux, et c’est souvent par l’art qu’on le fait, quand la réalité est une alarme. », écrit Marc Séguin dans son magnifique Madeleine et moi. « L’art aiguise l’esprit, suscite l’espoir et la colère, ouvre une réflexion critique sur la société, sur les mythes qui fondent les collectivités, écrivait Kev Lambert dans sa lettre ouverte en février dernier. L’art observe le monde. Il intervient dans ce monde. Et ça fait trembler le pouvoir. »