Industrie du sexe: « Ce n’est pas banal d’acheter une femme. On n’est pas des objets »
Par Daniel Calvé
La nouvelle série documentaire En Fugue suit des enquêtes réelles pour retrouver trois jeunes fugueuses prises dans les réseaux de prostitution et dont les recherches mèneront jusque dans les Laurentides.
Le téléspectateur suit l’action par l’entremise de Martine Laurier et Maylissa Luby; la première a travaillé au Service de police de la Ville de Montréal pendant 29 ans, alors que la seconde est une survivante de l’industrie du sexe qui agit aujourd’hui à titre d’intervenante pour l’organisme La Sortie. Tour à tour, elles abordent avec moi cette problématique, à partir de leur perspective. À l’image de leur union à l’écran, elles se complètent merveilleusement bien pour dépeindre un portrait révélateur et alarmant du réseau de la prostitution, tout en mettant en lumière une histoire inspirante qui on l’espère, insufflera de l’espoir à celles qui veulent s’en sortir.

Quand la réalité dépasse la fiction
« C’est la première fois que la télévision va aussi proche, collée sur une enquête réelle de femmes aux prises avec la prostitution », soutient Martine Laurier. L’ex-policière a travaillé spécifiquement aux enquêtes de fugues et de disparitions pendant plus d’une dizaine d’années. Un lien étroit existe entre les fugues et la prostitution. En effet, une fugueuse sur trois sera victime d’exploitation sexuelle (source : En Fugue, épisode 1). « Les pimps ont le don de trouver les filles les plus démunies ou les plus faciles à manipuler », affirme Martine. « Ces jeunes filles-là, quand elles ont un ancrage trop long, de plus en plus profond dans ce milieu, elles finissent par n’être plus capable de s’en sortir. »
Maylissa Luby souligne aussi qu’un passé difficile peut mener à cette industrie. « Beaucoup de ces femmes ont des antécédents d’abus sexuels, de parents dysfonctionnels, d’un drame dans la famille, bref, d’un bouleversement d’enfance », explique la survivante. Elle a elle-même vécu de l’abus sexuel et de l’inceste dans son enfance, en plus de vivre dans un milieu familial dysfonctionnel, elle a fait plusieurs fugues et s’est aussi retrouvée dans le système de la DPJ au Québec et en Ontario.
L’illusion de la liberté et du rêve
« Au début, les jeunes filles vivent un rêve, elles sont dans un conte de fée, elles reçoivent des cadeaux, elles sont logées, elles sont nourries, elles se sentent protégées. Elles ne le voient pas qu’elles s’enlignent vers la prostitution », explique Martine. « Quand tu es là-dedans, tu ne peux pas vraiment réfléchir trop longtemps parce que tu survis et tu as besoin d’argent », souligne pour sa part l’intervenante. « C’est pour ça que beaucoup de femmes vivent de la dissociation. Elles vont dissocier les évènements de la prostitution à qui elles sont. Elles n’ont pas le même nom, elles n’en parlent pas à leur entourage. » C’est exactement comme vivre une deuxième vie.
Maylissa est entrée dans le milieu à l’âge de 15 ans. « J’ai répondu à une annonce dans le journal de Québec. Je ne savais pas trop à quoi je répondais et quand j’ai appelé, j’ai compris et je me suis dis, pourquoi pas. Je vais pouvoir m’acheter des trucs, partir en appartement et avoir la paix, enfin. » Bref, une quête de liberté. Dans la série documentaire, elle raconte que ça lui a pris deux heures entrer dans l’industrie du sexe, trois ans pour avoir une opportunité de la quitter et un bon dix ans pour démêler toute la douleur qu’elle a pu vivre. C’est à l’âge de 18 ans qu’elle s’en est sortie. « Ma mère habitait aux États-Unis. Elle m’a offert de déménager avec elle et j’ai saisi l’opportunité. Ça n’allait pas bien avec ma mère, donc le fait que j’accepte, c’est que je ne voulais vraiment pas continuer. »
La prostitution n’est pas un choix
Aujourd’hui âgée de 37 ans, Maylissa a réalisé un incroyable travail sur elle-même et sur son passé pour réellement comprendre ce qui lui était arrivé. « Le chose qui a été la plus difficile à surmonter, c’est de se faire aimer par un homme qui t’aime vraiment et qui est gentil avec toi. Quand j’ai vécu l’inceste, le monsieur était super gentil; c’était mon papa de famille d’accueil. Alors inconsciemment, quand quelqu’un était gentil avec moi, en me touchant et tout, ça me dégoutait », confie la survivante. Ça lui a pris un temps considérable avant de comprendre qu’elle avait été une victime. « C’est dur de se voir en victime », affirme-t-elle. « Je ne me pensais pas victime pendant un bon 15 ans. Je pensais que c’était moi qui avais choisi ça. »
« Tellement de femmes dans l’industrie du sexe s’oublient. Tu n’as pas le choix de t’oublier pour servir des hommes. Tu n’as pas le choix de te déconnecter parce que tu ne veux pas être là.Tu ne veux pas être là », répète-t-elle. Avec le recul, Maylissa affirme que sa décision d’entrer dans le réseau de la prostitution, ce n’était pas un choix éclairé. « Je l’ai choisi, mais j’ai été habituée à être un objet sexuel. Je n’avais pas de limites. Quand tu es abusée sexuellement en tant que jeune fille, tu ne connais pas de limites. C’est ça le problème. » Dans la série documentaire, elle aborde aussi cette question avec beaucoup d’émotion : « J’avais pris le choix à 15 ans, mais en même temps, je ne l’ai pas eu le choix, parce que c’était le rêve qu’on m’avait vendu. »
De Montréal à Val-David
C’est troublant de voir défiler à l’écran des vues aériennes de Sainte-Adèle et de Piedmont, des images de commerces qu’on reconnaît immédiatement. Lorsque des relevés de transactions mènent l’enquête jusque dans nos villes et nos municipalités pour retrouver Natacha [nom fictif], une des trois femmes en fugue, Maylissa dit à Martine : « Je pense que tu vas aller faire un petit voyage dans les Laurentides. » L’ex-policière roulera alors sur des routes que l’ont fréquente tous les jours, entrera à l’Arc-en-Ciel, un casse-croûte à Piedmont, où Natacha avait été embarquée par les ambulanciers en août 2018 quelques temps avant sa fugue. Martine se rendra jusqu’à Val-David et Val-Morin où a travaillé Natacha, puis à Saint-Jérôme, où elle y a été escorte. On a l’habitude de croire que cette problématique, elle ne se retrouve que dans les grandes villes, mais elle se retrouve aussi chez nous. Comme dirait l’ex-policière, « il faut arrêter de se cacher la tête dans le sable. »
Maylissa me raconte elle-même avoir beaucoup travaillé en région. « Les bars payaient le gars pour amener pleins de mineures en région. Il y avait un chauffeur; on était trois ou quatre dans la voiture. Il y avait une maison rattachée au bar, toutes les filles restaient là. Je n’avais pas de carte d’identité. Il n’y avait pas un manager qui m’a demandé mes cartes en arrivant dans les bars. J’ai voyagé jusqu’à Sept-Îles », raconte-t-elle.
Le client, le réel problème
« Quand est-ce qu’on va s’attaquer aux clients? », se demande souvent Martine Laurier. « S’il n’y a pas de client, il n’y aura pas de prostitution. Tant que ça se passe entre adultes consentants, moi je n’ai pas de problème. Mais quand le recrutement se fait au niveau des juvéniles et que ces juvéniles-là sont éduqués dans un milieu non sécuritaire, et que ça se propage jusqu’à l’âge adulte, c’est là où j’ai plus de difficulté. » En effet, le client est celui qui est au centre de l’industrie du sexe, la raison pour laquelle s’est bâti ce réseau qui tourne précisément autour de lui.
Il est aussi question de mentalités fortement ancrées au sein de notre société. Ainsi, les filles de l’industrie sont souvent davantage pointées du doigt, alors que le client qui les achète, souvent considéré comme légitime. « Le client, il a accès à une fille et il n’y a pas de punition. Alors pourquoi il arrêterait? », se questionne à contre-coeur Maylissa. « Pour la majorité, acheter une fille, c’est banal, il n’y a rien là.Mais ce n’est pas banal d’acheter une femme, un corps humain. On n’est pas des objets », dénonce-t-elle avec aplomb. « J’étais dans un line-up, le client arrivait et disait ok je veux elle. Comme si j’étais un objet sur une étagère. »
Maylissa soulève aussi un point auquel il est primordial de s’attarder : près de 9 femmes sur 10 veulent quitter le milieu et le feraient si elles le pouvaient. « Je vois qu’en tant que société, on protège le 10% de femmes qui disent que c’est leur choix. […] Il y a une seule maison d’hébergement dans la province de Québec, et à Montréal, on est la plaque tournante de l’industrie du sexe. Je ne comprends pas », déplore l’intervenante. De plus, elle rappelle qu’en étant une destination reconnue pour le tourisme sexuel, beaucoup d’argent est fait sur le dos de l’industrie. Les restaurants, boutiques, aéroports, hôtels, bénéficient tous de ce réseau. « On est connu pour ça, donc à quelque part, il y a peut-être avantage à garder l’industrie du sexe comme elle est », dénonce la survivante. Et pourtant, on n’est pas en mesure de redonner de l’argent aux femmes qui veulent s’en sortir, pour leur venir en aide.
« J’adore la vie »
Aujourd’hui, Maylissa Luby est mariée et a trois filles, deux adolescentes et une autre d’âge primaire. « Je suis la maman que j’aurais toujours voulu être et que j’aurais aimé avoir. » Elle trouve important d’avoir un modèle de femme qui s’en est sortie et qui va bien. « J’adore la vie, mes enfants vont bien, mon couple aussi. Ça vaut la peine de se battre pour nous-mêmes. Ça m’a pris longtemps à me rétablir, mais je le ferais encore aujourd’hui pour être la femme que je suis. »
« L’émission sert a ouvrir les yeux aux parents sur les endroits où leurs jeunes pourraient être susceptibles d’être recrutés. Si l’émission amène juste un peu plus de clarté aux parents, ce sera déjà un gros plus. Parce qu’à date, il n’y a pas d’endroit pour apprendre aux parents comment faire face à ça», souligne Martine au sujet du but de la série documentaire.
Maylissa conclut : « J’ai des cicatrices, mais elles sont guéries. Les cicatrices, c’est un rappel d’où je viens. Je les trouve belles, je suis heureuse d’avoir passé à travers et je suis reconnaissante de qui je suis aujourd’hui. Ça ne fait plus mal, mais ça fait partie de moi. Je n’ai pas honte et je n’ai pas à avoir honte, parce que ce n’est pas moi qui me suis abusée. »
La série documentaire En Fugue est disponible depuis le 2 mars sur Club Illico.
Des statistiques qui parlent d’elles-mêmes
- 89% des femmes veulent quitter le milieu et le feraient si elles le pouvaient
- 85% des femmes ont été victimes d’abus sexuels avant leur entrée dans la prostitution.
- 71% des femmes oeuvrant dans le milieu ont été soumises à des violences physiques
- 63% ont été violées en situation de prostitution
- Elles ont un taux de mortalité 40 fois plus élevé que la moyenne canadienne
- 68% présentent des indices de stress post-traumatique
- Elles sont 4,5 millions dans le monde et ce trafic rapporte 99 milliards $US par an
- Au Québec, seulement 233 clients ont été accusés depuis que l’achat de services sexuels a été interdit au pays en 2014
Sources : Conseil du statut de la femme, Organisation internationale du travail, En Fugue série documentaire
Les ressources
La ligne d’urgence canadienne contre la traite de personne : 1 833 900-1010
canadiancentretoendhumantrafficking.ca/nationalhotline