Boire à son propre puits II
Heureux celui qui a construit patiemment un puits près de sa maison. Aucun chemin moderne de la dispersion ne l’égarera de lui-même. Aucune pollution ne brouillera irrémédiablement son âme et conscience.
On ajoute, on accumule alors qu’il faudrait avoir le courage de creuser. On s’encombre plutôt que de se délester. Tout le contraire d’une vie libre, dégagée, spacieuse.
Justement, la solitude permet de vidanger ces inutiles dépôts qui colmatent tous les accès de la source au fond du puits, alors que la vie grégaire et vulgaire préfère passer et repasser, au chlore des clichés, ses vieilles eaux usées.
Je rage en pensant que nos rivières polluées contiennent le tiers des réserves mondiales d’eau douce. Serait-ce le symbole des énormes ressources humaines que ma société a liquidées pour se retrouver aujourd’hui dans un tragique désert spirituel?
Oh! Je sais qu’on me dira nostalgique et rêveur sur la margelle du passé. Je proteste.
Mon puits est abondant, mais il ne gaspille pas.
Mon puits a de l’âge, mais il est de tous les âges.
Mon puits sait la jeunesse tout autant que la maturité.
Mon puits est à la mesure de l’homme, de sa soif … il est toujours à sa portée.
Il raccorde mon quotidien et mon mystère, mes sueurs et mes rêves.
Il est cœur, tête et main … tout un comme la vie. Il a ce sens de la totalité que nous avons perdu. Mais je le connais trop discret, trop ouvert, trop libre pour le soupçonner d’être totalitaire.
Il nous rappelle que nos amours font si souvent de l’autre une eau et un pain pour nous-mêmes. Lui, il sait notre soif. Son amour part de là. S’il a le génie de capitaliser l’eau vive, c’est pour mieux la partager.
Bien sûr, c’est un assoiffé qui siphonne toutes les sèves du terreau. Mais voyez-le généreux, disponible, discret.
On le croirait arrogant dans sa solitude assurée. Mais non, il ne calcule même pas la mesure. Chacun en prend pour sa soif. Rien d’une égalité simpliste, définie par le savoir ou le pouvoir des autres. Égalité plate ou envieuse. Égalité des petits pois dans la boîte de conserve. Égalité de caserne: du berceau à la tombe. Égalité unanime, sans individualité et vraie liberté. Eh oui! Cette égalité qui coupe la tête ou les pieds sur le gigantesque lit de Procuste des idéologies. Une égalité sans relief, sans horizon, sans profondeur. J’insiste. Elle est en train de faire le tour de la terre, comme une autre vision de la domination. Égalité des centres commerciaux comme celle des goulags. Tous au même pas, à la même mesure. Copie conforme aussi bien ici que là-bas.
Mes puits, dénoncent l’abondance vaine et gaspilleuse comme les fausses réponses aux soifs de la misère.
Mais d’abord la soif. La soif de l’autre, la sienne. Voilà la première solidarité. Dans le creux de sa solitude, le puits cultive sa soif, se remplit et se rend disponible à la soif de l’autre.
La marque de toute décadence humaine, c’est l’absence de soif. Sans elle, il n’y a plus ni élan ni espoir.
Rien n’est plus faut que le proverbe « Ventre affamé n’a pas d’oreille ». C’est plutôt le ventre gavé, lourd, blasé qui n’entend plus rien!
Quelle est ta soif? Quelle est ta faim?
Voilà la question que pose mon puits. Au beau milieu de ma terre comme à l’infini de mon mystère … du Mystère.