La Sapinière, probablement à l'été 1941. Archives de Marie-Andrée Dufresne

Patrimoine : Pour ne pas oublier La Sapinière

Par Simon Cordeau

Fermé depuis 2013, l’hôtel La Sapinière à Val-David sera démoli bientôt, croit Paul Carle, président de la Société d’histoire et du patrimoine de Val-David. Pourtant, l’institution construite en 1936 est le patrimoine « le plus important » de Val-David. Pionnière de la gastronomie et de l’enseignement de l’hôtellerie au Québec, La Sapinière a fait la fierté des Laurentides à travers le monde.

Pour raconter ce patrimoine et éviter qu’il ne tombe dans l’oubli, M. Carle a coécrit avec Denis Vézina le livre La Sapinière – Petite histoire d’un grand hôtel 1936-2013, publié cet été.

Faire travailler le monde

Dans les années 1930, Val-David connaît une crise économique, comme partout ailleurs. « À l’époque, 40 % des habitants étaient nécessiteux », indique M. Carle. Pour créer de l’emploi, le premier maire du village, Léonidas Dufresne, entreprend l’aménagement d’un lac et la construction d’une auberge en bois rond. La Sapinière ouvre ses portes le 24 juin 1936, et son succès est immédiat.

« Avec la guerre en 1939, il y a un mouvement pour que les jeunes hommes n’aillent pas au front : ils se marient. La Sapinière devient le centre francophone des voyages de noces. Et ça durera jusqu’à sa fermeture », raconte M. Carle. L’hôtel sera rapidement le principal employeur du village. « Il y avait au-dessus de 100 personnes qui travaillaient à la Sapinière chaque année, des femmes de chambre aux gens des cuisines. »

Apprendre à recevoir

Jean-Louis et Bobby Dufresne, en août 1944. Archives de Marie-Andrée Dufresne

En 1938, le fils de Léonidas, Jean-Louis Dufresne, prend la relève. Agrandissements, ouvertures de pistes de ski et installation de remonte-pentes font grandir La Sapinière et son attrait. On y ouvre aussi un grand restaurant, qui accueille des cuisiniers de toutes les cultures. L’hôtel est d’ailleurs le premier de la province à aménager une cave à vin !

Pour former son personnel, La Sapinière offre des cours et devient en 1944 la première école d’hôtellerie du Québec. On y forme les maîtres d’hôtel, les cuisiniers, les serveurs, les restaurateurs… « Jusqu’en 1969 au moins, bien qu’on n’ait pas de statistiques officielles, on y forme des centaines de personnes. Il y avait des francophones qui voulaient ouvrir des hôtels, des restaurants ou des auberges dans leur milieu. Dans les cours, on enseignait comment coudre des rideaux, cuire un poulet ou tenir les livres [comptables] », explique M. Carle.

Le chef du restaurant, Roger Puvilland, est même recruté en 1958 par le gouvernement du Québec, pour devenir professeur puis directeur de ce qui deviendra l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), en 1968.

Héberger les grands

En 1969, La Sapinière devient membre de « Relais et Châteaux », un regroupement mondial d’hôtels de luxe et de restaurants gastronomiques. L’hôtel acquiert une notoriété internationale et accueille des présidents, des premiers ministres, des artistes et des sportifs, dont le roi de Siam, l’acteur égyptien Omar Sharif et le chanteur Gilbert Bécaud. En 1982, La Sapinière devient même le centre du monde, alors que les dignitaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) s’y rencontrent.

« Quand les Canadiens de Montréal étaient en finale de la coupe Stanley, ce qui arrivait souvent dans les années 1970, ils allaient en retraite fermée à La Sapinière, durant peut-être deux semaines. Les joueurs étaient dans le village ici. Les gens se faisaient photographier avec eux, et leur demandaient des autographes », ajoute M. Carle.

La Sapinière est le premier hôtel à aménager une cave à vin au Québec. Archives de Marie-Andrée Dufresne

Essayer d’économiser

Jean-Louis Dufresne meurt en 2003, après sa femme Bobby en 1995. Il a donc été directeur de l’hôtel pendant 65 ans : « un record canadien », souligne M. Carle. Sa fille met La Sapinière en vente, et l’hôtel est racheté par un homme d’affaires marocain, Mohamed Fenzar. « Ça s’est dégradé. Il ne s’en est pas vraiment occupé », explique M. Carle.

« Jean-Louis Dufresne voulait que les gens se sentent bien, chez eux, qu’il y ait une ambiance familiale. Il n’y avait pas de limite aux coûts. M. Fenzar, lui, s’est mis à contrôler les dépenses. » L’établissement et son service se dégradent, au point où des clients, après leur arrivée, allaient à la réception demander qu’on change leurs oreillers, raconte M. Carle.

Puis La Sapinière ferme en 2013. « Les employés arrivent un lundi matin, et la porte est barrée. » Incapable de payer ses dettes, M. Fenzar déclare faillite.

L’expropriation

L’hôtel est racheté en 2014 par Diane Beaudry, qui a le projet de transformer l’endroit en « spa de destination ». Mais en 2021, la Municipalité de Val-David veut exproprier une partie de l’immense domaine pour y bâtir une nouvelle école primaire. Jugeant cela incompatible avec son projet, Mme Beaudry demande que l’entièreté du domaine soit exproprié. S’en suit une longue saga judiciaire, où la Cour supérieure du Québec donne finalement raison à Mme Beaudry, en février dernier. Mais cette expropriation pourrait coûter 30 M$ à la Municipalité de Val-David, soit le double de son budget annuel.

Au village, le nom de La Sapinière est devenu presque tabou, emmêlé avec la politique. « Il y a une omerta. Dans le public, le nom est devenu synonyme de « dépense » ou de « mauvaise gestion » », regrette M. Carle.

Perdre un patrimoine

Autrefois communes dans le paysage laurentien, les constructions en bois rond « n’existent plus, à part le Château Montebello. Elles ont toutes passé au feu ou été démolies ». La Sapinière est l’une des dernières. Mais de l’aveu même de M. Carle, il est trop tard pour la sauver. « Elle n’est plus chauffée depuis 3-4 ans. Une partie s’est affaissée. Elle a été squattée. […] Elle va sûrement être démolie rapidement, parce que c’est dangereux. » Comme si ce n’était pas assez, le bâtiment est isolé à l’amiante, ce qui rendra sa démolition compliquée et plus dispendieuse, ajoute-t-il.

Mais la mémoire de La Sapinière et de son patrimoine, elle, peut encore être préservée. C’est pourquoi M. Carle et Denis Vézina ont mis 5 ans de travail pour écrire l’histoire de cette institution, en fouillant les archives et en parlant à d’anciens employés.

M. Carle a aussi découpé l’enseigne du salon de coiffure de La Sapinière et a envoyé une vingtaine de ces « pièces originales » à des médias et des personnalités politiques, comme le premier ministre du Québec, pour susciter l’intérêt envers ce patrimoine fragile et obtenir du financement. Mais la réponse a surtout été… l’indifférence. « C’est le silence complet du côté de la Municipalité. Ils sont tellement pognés là-dedans. »

M. Carle cherche donc « des solutions » pour garder cette mémoire vivante. La nouvelle école, par exemple, pourrait s’appeler l’école Jean-Louis-Dufresne, suggère-t-il. « On pourrait garder quelques vieux matériaux de l’hôtel et en faire un rappel, dans l’école elle-même. On a tellement d’artistes ici. » Il envisage aussi de créer une exposition virtuelle. « On veut avoir des endroits où raconter cette histoire-là et la diffuser. »

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