Steve, le poisson
Par Philippe Leclerc
CHRONIQUE
Ma fille, qui a cinq ans, a un poisson bêta rose et il est mort hier soir, après avoir passé à peine 72 heures sous ses bons soins. La tête bien campée dans les pierres, les nageoires mollassonnes, à l’opposé total de leur va-et-vient énergique quelques heures plus tôt.
Bons soins, très certainement. Elle l’avait baptisé Steve. Elle le nourrissait assidûment chaque soir (tout s’arrêtait tant qu’elle ne l’avait pas fait — au diable le souper), et elle avait soigneusement monté son aire de vie : un gros bocal avec des roches, des fausses plantes et un fond bleu « lagon ». Pour ceux qui se le demandent : oui, tout était « poisson-proof ». Le mobilier aquatique venait de l’animalerie avec un sceau certifiant que le poisson ne serait pas pollué, bien qu’en ce bas-monde, ce qui n’est pas pollué se compte sur les doigts d’une main et relève déjà un peu du miracle.
Non, ce n’était pas son environnement. Ni l’eau. J’habite en montagne, avec un puits artésien. Pas d’aqueduc municipal, pas de chlore. Une eau qu’on dit de qualité, à défaut d’être surveillée. Il paraît même que ma source serait jadis celle qui fournissait Labrador, cette eau en bouteille vendue aux Québécois dans les années 80 et 90. Un peu snob à dire, mais bon, pas mauvaise du tout.
Je la souhaiterais à bien des Laurentiens, cette eau-là. Surtout à ceux qui ont goûté aux affres d’Aqua-Gestion. Un réseau d’aqueduc privé qui a « lâché » tout le monde il y a six mois. Je dis « lâché » au sens propre et au figuré : son propriétaire, après avoir encaissé pendant des années des centaines de milliers de dollars, a laissé sciemment dépérir son réseau. Sans entretien. Il est parti comme ça, sans avis. Une plate excuse sur son site internet.
Je dis « lâché » aussi pour le ministère de l’Environnement, censé encadrer ce genre de pratique, mais qui n’a jamais vraiment levé le petit doigt, trop occupé à tolérer d’autres projets discutables — comme ces sacs de sable pour terrains de tennis en terre battue contenant de l’amiante ou l’enfouissement des déchets chez Stablex. Évidemment, en bout de course, on a refilé la patate chaude aux municipalités, sans budget, austérité oblige.
Bon. Je m’arrête ici. Sinon ma femme et mon rédacteur en chef vont me rappeler que c’est l’été, qu’il fait 30 degrés, et que le monde ne veut pas lire une chronique à caractère politique. Revenons donc à Steve. Le poisson.
Ainsi Steve est mort subitement. Et ma fille a pleuré, comme seule une enfant de cinq ans peut pleurer pour un être vivant qu’elle a aimé fort et vite. Elle lui prodiguait, à peine arrivé, des soins et des attentions qui rendaient jaloux son père. J’espère qu’elle prend des notes pour mes vieux jours.
C’est de ça qu’on a parlé après.
« Pourquoi il est mort, mon poisson ? »
Je n’ai pas trouvé mieux que : la vieillesse.
« Mais toi Papa, t’es vieux… ça veut dire que tu pourrais partir comme Steve ? »
Ouf.
« Oui, un jour, ma chérie. Pas tout de suite. »
Elle me regarde. Réfléchit.
« Mais t’es moyen-vieux. Steve, je l’ai choisi parce qu’il était rose, mais il était pas rose pâle comme un bébé. Eux, ils meurent pas. »
Silence. Puis, son raisonnement se poursuit, implacable.
« Demain, tu veux venir avec moi m’aider à choisir un autre poisson ? Je veux le plus rose pâle possible. Comme ça, je vais le garder plus longtemps. Je vais le mettre à côté de toi. Ton visage est encore rose, ça va m’aider à choisir. »
Soulagement. Je n’ai pas encore le teint gris. Ni le rose trop foncé.
Il faut croire que pour elle, la longévité tient à une bonne couleur. La jeunesse aussi. Et peut-être même un peu la sagesse.
Moi, je retiens autre chose.
Parfois, c’est à travers un petit poisson mort qu’on se remet à parler de ce qui compte. De la vie, de la mort, de la tendresse, du soin. De la présence aussi. Pas celle qu’on mesure en nombre de jours ou de nuits, mais celle qu’on reconnaît quand un enfant, entre deux larmes, vous regarde avec assez d’amour pour vous utiliser comme référence de couleur et du temps qui passe.
Et ça, ça ne meurt pas en 72 heures. ❤️🐠