Quand le sport devient une preuve sociale
« Si ce n’est pas sur Strava, ça n’existe pas. » La formule, devenue presque un slogan officieux, résume bien la place qu’occupe aujourd’hui l’application dans la pratique sportive. Née en 2009 comme simple outil de suivi, Strava s’est transformée en un vaste réseau social du sport, où chaque activité est mesurée, publiée et commentée.
Pour plusieurs, l’appli agit comme un levier de motivation. Catherine Phaneuf, enseignante de 32 ans rencontrée par Radio-Canada, explique démarrer Strava même pour de courts trajets. « Je suis dans mes temps », constate-t-elle en consultant ses statistiques, tout en reconnaissant que l’outil peut parfois nourrir une angoisse de performance.
La ludification au cœur de l’adhésion
Le succès de Strava repose largement sur des mécanismes de ludification. Badges, records personnels, segments et titres de King ou Queen of the Mountain transforment l’effort physique en jeu compétitif. Cette logique stimule l’engagement, mais peut aussi entraîner des dérives. La directrice générale de la clinique BACA à Montréal, Tania Lemoine, observe une hausse de patients présentant des comportements obsessionnels liés aux applications de suivi sportif. « C’est comme une drogue », affirme-t-elle, en soulignant que l’outil n’est pas connecté au corps, mais uniquement aux objectifs fixés par la personne.
Cette logique ludique ne se limite toutefois pas à la performance pure. Certaines personnes utilisatrices de ce genre d’applis détournent les fonctionnalités de celles-ci à des fins créatives, en dessinant des formes, des mots ou des figures reconnaissables à partir de leurs parcours. Cette pratique communément appelée Strava Art est notamment à travers les œuvres du Canadien Stephen Lund.
Des chercheurs du Gustave Adolphus College, aux États-Unis, rappellent toutefois que ces plateformes peuvent favoriser la régularité de l’activité physique, à condition d’en faire un usage mesuré.
Se comparer, jusqu’à se perdre
La pression sociale générée par la visibilité des performances est un enjeu central. Annie Bélanger, cycliste amatrice interrogée dans un article du Devoir, raconte avoir développé une relation malsaine avec ses données. « Je suranalysais mes résultats », explique-t-elle, allant jusqu’à justifier ses contre-performances pour préserver son image en ligne. Une pause complète de Strava lui a permis de retrouver le plaisir du sport, loin de la validation numérique.
La professeure en psychologie du sport Véronique Boudreault souligne que ces comportements touchent davantage les personnes prédisposées à la comparaison sociale. « Strava est le parfait outil pour venir nourrir les obsessions », explique-t-elle, en rappelant que ces mécanismes existent aussi sur d’autres réseaux sociaux.
Des risques bien réels pour la sécurité
La publication de données sportives géolocalisées comporte des risques concrets qui dépassent largement la sphère personnelle. Comme l’illustre le cas du garde du corps de l’ancien premier ministre du Canada, Justin Trudeau, la répétition de trajets enregistrés sur une application sportive peut relever des habitudes, des lieux sensibles et des itinéraires récurrents. « Briser les patterns » fait partie des principes de base enseignés aux agents de renseignements, rappelle l’expert en cybersécurité Jean Loup Le Roux, puisque la régularité des déplacements peut être exploitée par des personnes mal intentionnées.
Ce que disent les données de Strava
Dans son rapport Year in Sport 2025, Strava dresse un portrait plus nuancé de ses usages. L’entreprise affirme rassembler plus de 180 millions d’utilisateurs dans 185 pays et souligne que les membres passent en moyenne une heure à être actifs pour seulement deux minutes sur l’application. En 2025, plus de 14 milliards de kudos ont été échangés, illustrant l’importance du soutien social dans la plateforme.
Le rapport indique également que 54 % des utilisateurs enregistrent plusieurs types d’activités, la marche devenant la deuxième pratique la plus populaire après la course. Chez la génération Z, le sport apparaît comme un puissant vecteur de liens sociaux, de bien-être et même de rencontres amoureuses.
Trouver l’équilibre
Plusieurs athlètes de haut niveau ont choisi de rendre leurs activités privées ou de quitter temporairement Strava, à l’image de la marathonienne américaine Molly Seidel, qui dénonçait la glorification du surentraînement. Ce constat est partagé par l’ultramarathonien québécois Joan Roch, pour qui la pression des abonnés a contribué à une pause nécessaire.
Au final, Strava n’est ni un ennemi ni une solution miracle. Comme le résume Véronique Boudreault, l’enjeu n’est pas l’outil, mais la relation que l’on entretient avec lui. Le sport gagne à rester un espace de plaisir, de mouvement et de liberté, même à l’ère des données et des écrans.