(Photo : Courtoisie )
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Hélène Thibault

Par Rédaction

Étudiante à l’École polytechnique en 1989

1 – Avez-vous un souvenir précis de l’évènement du 6 décembre 1989, ou en avez-vous entendu parler? Décrivez la situation.  

Le 6 décembre 1989, j’étais étudiante à l’École Polytechnique. Je venais de terminer mes cours et de souhaiter “Joyeux Noël et Bonne Année” à mes camarades de classe (car c’était le dernier jour de cours) et je descendais l’escalier roulant quand, au 3e étage, un étudiant arrêtait tout le monde qui descendait en disant : il y a un fou avec un fusil en bas (au 2e). J’ai alors entendu les coups de feu et les cris des blessés et des gens qui fuyaient venant du 2e étage. 

Sur le coup, j’ai pensé que c’était un étudiant qui tirait à blanc car qui aurait pu penser, en 1989, qu’il pourrait arriver quelque chose d’aussi terrible à Montréal. Mais la peur s’est installée quand quelqu’un a crié : il monte! J’ai alors fui vers les étages supérieurs avec les autres. Mais je voulais revenir au 3e étage prendre mon manteau et mes bottes dans mon casier. Je suis donc redescendue quelques minutes plus tard par un autre escalier et, en regardant de tous les côtés, je me suis rendue à mon casier et j’ai pris mes affaires. C’est à ce moment que j’ai entendu d’autres coups de feu et encore des cris de terreur et de douleur dans le corridor perpendiculaire au mien tout près d’où j’étais. J’ai attrapé mes choses et je me suis sauvée du côté opposé. Je me suis rendue à mon véhicule et je suis partie. Mais je tremblais comme une feuille et il m’a fallu plusieurs heures pour sortir de l’état de choc dans lequel j’étais. Je suis demeurée pétrifiée toute la soirée devant le téléviseur donnant des nouvelles de la tragédie. J’avais appelé toutes mes amies et je les avais toutes rejointes sauf une. J’ai vu aux nouvelles qu’elle avait été blessée. Elle était dans la dernière classe, celle où Marc Lépine s’est suicidé. C’était la classe proche de mon casier. Quatre femmes ont été tuées dans cette classe dont sa collègue Annie Turcotte qui est morte près d’elle. C’est la seule des 14 victimes que je connaissais. Elle avait 20 ans.

2- Qu’est-ce que l’évènement a déclenché chez vous? Quelles sont les émotions ressenties?  

Sur le coup, dans l’École, j’ai éprouvé une peur viscérale, le genre de peur qu’on ressent quand on ne se sent plus en sécurité nulle part car on ne sait pas exactement ce qu’on fuit ni où on peut aller pour être hors d’atteinte. Le gars se promenait dans l’école en tirant sur toutes les femmes rencontrées. Il a visité 3 étages en tout. Mais on ne savait pas qu’il ne tirait que sur les femmes alors les hommes ont eu aussi peur que nous ce soir-là. J’ai eu des cauchemars par la suite où je rêvais que quelqu’un essayait d’entrer dans la maison et je tenais la porte pour l’en empêcher. 

Le lendemain et dans les semaines et les années qui ont suivi, j’ai ressenti une très grande tristesse devant toutes ces jeunes vies fauchées. 

J’ai éprouvé aussi une grande colère contre l’agresseur et les hommes en général. Cela a même fait remonter tous les souvenirs d’abus, d’agressions et de non respect dont j’avais été victime depuis l’enfance et cela nourrissait ma colère contre le sexe masculin. 

J’ai aussi ressenti la « culpabilité du survivant » : pourquoi sont-elles mortes et pas moi? Aurais-je pu faire quelque chose pour l’empêcher de continuer à tirer? Après tout, j’étais tout près. J’ai fini par me convaincre que je n’aurais rien pu changer et que, parce que j’avais de jeunes enfants, j’avais été épargnée.  Je suis allée en thérapie car c’était trop difficile à gérer toutes ces émotions. Mais je suis restée avec une crainte de bruits forts (pétards, feux d’artifice, etc.) et je n’aime pas aller dans des endroits publics car on ne sait jamais ce qui peut arriver. 

Pour tenter de donner un sens à cet événement tragique, je me suis impliquée les premières années avec d’autres étudiants de Poly pour faire signer une pétition qui a mené à un meilleur contrôle des armes à feu. J’ai ensuite vécu ma vie d’ingénieure et de mère mais je suis revenue militer avec Polysesouvient lorsque Harper a parlé de détruire le registre des armes à feu. Au fil des ans, je suis allée plusieurs fois au Parlement à Ottawa, à l’Assemblée Nationale à Québec et même à l’Hôtel de Ville de Montréal avec des militantes de longue date comme Heidi Rathjen et Nathalie Provost. J’ai trouvé que d’agir pour rendre notre société plus sécuritaire était mieux que de rester seule avec ma tristesse. C’est pourquoi plusieurs familles des victimes de Poly et d’ancien(ne)s étudiant(e)s s’impliquent aussi dans la lutte pour le contrôle des armes. 

3- Quel est l’impact qu’un tel évènement a eu sur votre choix de carrière ou comment cela a-t-il influencé votre vie en général?  

Lorsque les événements sont arrivés, j’étais en 3e session. Il me restait encore 3 ans à faire à Poly. Je trouvais les études très difficiles car j’effectuais un retour aux études à 26 ans et j’avais deux jeunes enfants de 3 ans et 4 ans.  J’aurais pu tout abandonner car j’avais une très bonne excuse pour le faire. Mais je me suis dit que c’est justement ce que voulais le tireur alors j’ai décidé de continuer et d’aller chercher mon diplôme d’ingénieure. J’ai été très fière lorsque j’ai terminé mes études. Je me disais : une autre qu’il n’a pas réussi à détourner de ce métier. Mon amie blessée a également fini ses études. J’étais très fière d’elle aussi car elle a eu beaucoup de séquelles psychologiques. Par la suite, j’ai travaillé comme ingénieure pendant 20 ans avant de prendre ma retraite. 

Je me considère privilégiée d’avoir réussi à m’échapper de l’école ce jour-là. J’essaie de profiter de la vie et d’avoir un impact positif dans la vie des autres. J’ai créé avec une amie un Cercle de Femmes (Cercle de Sororité Namahéca) où les participantes peuvent s’exprimer dans le respect. Nous avons tellement besoin de parler et surtout, d’être écoutées. Nous formons comme une grande famille et nous sommes là quand l’une d’elles a besoin de nous. C’est cela la sororité (fraternité féminine). 

4- En lien avec l’évènement, comment votre vision de l’éducation des enfants a-t-elle été influencée?  

Je n’ai jamais acheté de pistolets jouets à mon fils. Je l’ai plutôt orienté vers les Légos ou autre jouet plus créatif. J’ai élevé ma fille pour qu’elle ait confiance en elle et qu’elle croit qu’elle peut réaliser tout ce qu’elle veut. Aujourd’hui, mon fils est notaire et ma fille est comptable agréée. Je crois avoir bien réussi avec eux. 

Après mon divorce, j’ai eu un conjoint qui avait un jeune fils et quand celui-ci me visait avec son fusil jouet, je devenais en colère et je lui disais que les fusils c’est fait pour tuer. Ce ne sont pas des jouets. Mais mon conjoint et son fils n’étaient pas vraiment conscientisés comme je l’étais à la violence, même en jeu. 

5- 30 ans plus tard, quelle est votre perception de la place de la femme dans la société actuelle?  

Je crois qu’il y a plusieurs outils en place dans notre société pour que les femmes qui le désirent puissent se tailler une place au soleil si elles sont prêtes à y mettre l’énergie. Il n’y a pratiquement plus d’emplois exclusivement masculins. Les femmes peuvent aller où elles veulent. Il importe de donner à nos filles la confiance qu’elles peuvent réaliser tous leurs rêves et de conscientiser nos fils à l’importance de traiter les femmes en égal.

6- Avez-vous été témoin d’une évolution dans la société ou chez l’ouverture d’esprit des hommes? Si oui, la décrire.  

Les hommes qui étaient à Polytechnique ce  jour-là, qu’ils soient professeurs ou étudiants, ont vécu eux aussi un cauchemar. Et certains journaux ont tenté de les culpabiliser en disant qu’ils auraient dû défendre les femmes. Mais, comme j’ai écrit plus haut, personne (à part ceux qui étaient dans la première classe où il a séparé les hommes des femmes) ne savait qu’il ne tirait que les femmes. Dans le film Polytechnique, on parle de l’étudiant Sarto (et ses parents un an plus tard) qui s’est suicidé. Mais il y a eu d’autres suicides d’étudiants aussi. 

Pour avoir parlé à mes collègues masculins après les événements, plusieurs ont réalisé que la “violence ordinaire” : les remarques sexistes, les blagues grivoises, etc. n’étaient plus tolérables car elles faisaient partie d’un phénomène de société qui avait mené à ce carnage. Et ils ont changé d’attitude. Plusieurs m’ont dit ne plus écouter de films violents par choix pour ne pas s’insensibiliser devant la violence. 

Dans la société en général, je crois que les hommes ont aussi changé car ils ont réalisé que la violence envers les femmes était bien réelle. Mais il a fallu un massacre de cette ampleur (14 victimes d’un coup) pour qu’ils puissent le réaliser car une seule femme tuée par son conjoint de temps en temps ne suscitait pas ce réveil des consciences que la tuerie de Polytechnique a provoqué. En ce sens, pour moi, ces 14 femmes ne sont pas mortes pour rien. Leur sacrifice, bien qu’involontaire, a été à la base d’un changement de société.

7- Comment s’exprime le féminisme d’aujourd’hui à vos yeux? Quelle est sa place?  

Je crois qu’il faut continuer à défendre les droits des femmes dans certaines sphères de la société qui ne sont pas encore acquises entièrement. Et soutenir encore plus les femmes qui veulent se sortir d’une relation malsaine ou qui subissent du harcèlement au travail. Les lois devraient faciliter les dénonciations de conjoint violent ou de patron harceleur au lieu de laisser tout le fardeau de la preuve aux victimes. 

8- Quelle est votre perception des nouvelles expressions du féminisme à travers les mouvements sociaux récents ou actuels (exemple: les mouvements #MeToo et #MoiAussi)? 

Je suis tout à fait d’accord qu’on dénonce les abuseurs quels qu’ils soient et peu importe le temps passé depuis l’offense. Si toutes les femmes dénonçaient à chaque fois, les abuseurs se tiendraient plus tranquilles. Mais, encore une fois, il faut du soutien de tout le système judiciaire et des policiers et revoir les questionnaires de plainte (ex : il est ridicule de demander à quelle heure a eu lieu une agression qui s’est passé il y a 15 ans!). 

9- Avez-vous vécu des réticences ou des traitements différents au cours de votre parcours professionnel parce que vous êtes une femme?  

J’ai eu le privilège de travailler pour une grosse compagnie qui avait un programme d’égalité des chances pour les femmes. Je n’ai donc pas eu à vivre de discrimination au travail parce que j’étais une femme ou parce que j’étais ingénieure. J’avais eu à supporter des attitudes sexistes lorsque j’étais secrétaire au début de ma carrière (ex : je vais en voyage d’affaires à Toronto, voudrais-tu m’accompagner?) mais pas comme ingénieure. J’imagine que les hommes étaient intimidés un peu par mon statut d’ingénieure et n’osait pas avoir ce genre d’attitude avec moi. 

10- Dans un monde idéal, quelle serait votre souhait de société pour les générations futures?  

Que les hommes et les femmes puissent vivre en harmonie ensemble dans le respect. Qu’ils comprennent qu’ils sont complémentaires et non pas en compétition. Que les femmes ne se sentent pas obligées de faire preuve de « masculinité » dans leur travail juste pour ne pas se faire traiter de « faible femme » mais qu’au contraire, elles se servent de leur intuition et leur sensibilité pour rendre ce monde plus humain, au travail et partout ailleurs. 

Je crois fermement que ce sont les femmes qui changeront le monde pour qu’il devienne plus juste et que l’amour triomphe de tous les obstacles pour que la paix s’installe enfin sur notre belle planète.

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