(Photo : Nordy - Davy Lopez)

De Saint-Jérôme au Yukon : une médecin quitte sa pratique au Québec

Par Louis-Philippe Forest-Gaudet

L’adoption de la loi 2 reconfigure en profondeur la rémunération des médecins de famille. Une part importante de leurs revenus deviendrait conditionnelle à l’atteinte d’objectifs fixés par Québec.

Selon les fiches techniques publiées par le gouvernement le 24 octobre dernier, ces objectifs seraient liés à la performance, au volume d’actes et à des bonus redistribués plusieurs mois plus tard, de manière collective, au sein des équipes.

Cette réforme survient alors que la pénurie de médecins est déjà grave. D’après un article de La Presse du 19 novembre, dans les Laurentides et Lanaudière, plus de 60 000 patients pourraient perdre leur médecin de famille dans les prochains mois, en raison de départs à la retraite, de démissions et de l’absence de relève suffisante.

Un départ motivé par la perte de confiance

Marie-Pier Chartrand, omnipraticienne à Saint-Jérôme depuis 18 ans, fait partie des médecins qui quittent leurs fonctions. Ce départ illustre l’ampleur du malaise. Elle a décidé de cesser sa pratique au Québec et d’accepter un poste au Yukon dès le mois de janvier, décrivant un climat devenu toxique. Selon elle, le gouvernement a mené « une stratégie de négociation en utilisant la violence psychologique », avec des publicités financées par l’État qui, dit-elle, « dénigrent les médecins publiquement » et contenaient « des messages mensongers ». Elle affirme que cette approche l’a « brisée comme personne » et rappelle qu’il est difficile de continuer quand « ton gouvernement choisit de te dénigrer publiquement ».

Un choix qui bouleverse sa vie

Avant la loi 2, docteure Chartrand n’envisageait pas du tout de quitter le Québec. « Le seul déménagement que j’ai effectué durant ma carrière, c’était de passer de l’hôpital au CLSC. Je n’avais jamais pensé aller m’installer ailleurs », indique-t-elle. Mais au printemps, elle a commencé à en discuter avec sa famille. « Ils m’ont dit que, si je ne travaillais qu’une semaine par mois ailleurs, ils me verraient davantage. Je serais plus présente. »

Elle voulait surtout ralentir. Elle cumulait trois fonctions : médecin de famille, direction médicale de sa clinique, supervision d’étudiants. Elle dit avoir voulu réduire ses heures au Québec, tout en conservant l’enseignement, mais la loi 2 « interdit de ralentir » sans s’exposer à « des pénalités de 4 000 à 20 000 dollars par jour ». Elle résume le dilemme en ces termes : « Je n’ai pas les moyens de continuer à travailler au Québec. »

La rémunération : pas l’unique enjeu

La médecin reconnaît qu’une réforme était nécessaire, mais pas effectuée de cette manière. Elle dit que le gouvernement a proposé des diminutions de rémunération allant « de 40 à 50 pour cent », des conditions qu’elle jugeait inacceptables. Elle explique que son tarif n’a déjà pas été indexé depuis 2018, malgré l’inflation et l’augmentation des coûts de fonctionnement en clinique.

Ce qui l’inquiète davantage, c’est l’impact sur les soins. Elle note que la nouvelle structure pourrait réduire la disponibilité réelle des médecins et créer des tensions internes. « Il est prévu de nous donner de l’argent six mois plus tard, collectivement, et de nous arranger entre nous. C’est un peu comme mettre un sac de bonbons au milieu de la table et dire aux enfants de se répartir le contenu », dit-elle.

Des conséquences directes pour les patients

Si elle part, elle dit que ce n’est pas pour en faire moins : au Yukon, elle travaillera sept à dix journées intensives par mois, en cabinet et à l’urgence. Elle dit avoir été impressionnée par la reconnaissance de la population locale envers elle lors de sa première visite exploratoire. Pendant ce temps, au Québec, ses patients perdront une ressource essentielle.

Comme Dre Chartrand, plusieurs de ses collègues de la région des Laurentides modifient déjà leur pratique ou envisagent de quitter leurs fonctions. Selon Radio-Canada en date du 26 novembre dernier, les organisations médicales s’inquiètent de la continuité des soins, alors que les recours judiciaires n’ont pas réussi à suspendre les articles les plus contestés de la loi.

« Le respect fait partie de la solution »

Pour la Dre Chartrand, le cœur du problème dépasse les tableaux de rémunération et les objectifs imposés. Ce qui manque, selon elle, c’est une culture du respect. « Le respect, ça ne coûte rien. Le respect fait partie de la solution », insiste-t-elle. Elle parle autant de respect envers les médecins que du respect entre les acteurs du système, et même du respect envers les patients qui souhaitent être rencontrés autrement que « cinq minutes sur le coin d’une table ».

Au-delà du cas individuel

Le départ d’une médecin de famille n’est pas anecdotique, surtout dans une région comme les Laurentides, déjà fragilisée. La situation de Dre Chartrand illustre un système qui se fissure : manque de reconnaissance, surcharge administrative, pénalités, conditions de travail rigides, absence de dialogue.

Son choix personnel résonne donc comme un signal d’alarme. Et pendant que le gouvernement maintient sa réforme, la réalité est simple : ce sont encore des milliers de patients qui en paieront le prix.

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