Au nom d’une idéologie prétentieuse et bétonnée

Par Frédérique David

C’est lors d’un récent périple à Baie-Saint-Paul que j’ai mesuré à quel point la préservation du patrimoine bâti, au Québec, est un concept variable, malheureusement tributaire du bon vouloir des élus locaux et des promoteurs. Parce qu’un bâtiment a beau être classé « patrimonial », cela ne l’empêche pas de disparaître sous les pics des démolisseurs. On l’a vu en mai dernier avec le Domaine l’Estérel.

Manque de vision et de considération

Ce qui m’a frappé à Baie-Saint-Paul, c’est la préservation du cachet unique du centre-ville, avec ses petites maisons de bois colorées qui m’ont rappelé le nombre scandaleux de ces joyaux du patrimoine qui ont disparu, au fil des ans, le long de la rue Principale à Saint-Sauveur. Aujourd’hui, à Saint-Sauveur, on permet même la construction de bâtiments d’une hauteur et d’un genre sans commune mesure avec le style architectural d’origine du village, tant et si bien que la rue Principale perd graduellement le charme qu’on lui enviait il y a quelques décennies.

À Baie-Saint-Paul, on a aussi réussi à préserver, rénover et donner une nouvelle vocation au magnifique Couvent des Petites Franciscaines de Marie, qui abrite désormais un charmant café, des bureaux de professionnels, une auberge de jeunesse, des ateliers d’artistes et j’en passe, mais aussi une section muséale qui permet de ne pas oublier l’histoire de ce lieu unique. Comment ne pas faire le lien avec l’usine de la Rolland, à Sainte-Adèle, qui dépérit au rythme des projets avortés, du parc d’affaires au méga projet récréotouristique annoncés en grandes pompes et qui n’aboutissent jamais. Et comme le rappelle si bien la mairesse de Sainte-Adèle, la région a un besoin criant de logements abordables!

Délaisser pour mieux détruire

Même si le ministère de la Culture et des Communications prétend qu’un classement patrimonial permet « de reconnaitre la valeur patrimoniale du bien, d’assurer sa protection, de favoriser sa reconnaissance et sa transmission aux générations futures », des joyaux du patrimoine disparaissent chaque semaine au Québec. Le journaliste du Devoir Jean-François Nadeau, qui s’intéresse depuis des années à cette triste réalité, annonce régulièrement sur les réseaux sociaux la dernière victime de ce saccage collectif au nom d’une idéologie du progrès de plus en plus lucrative, prétentieuse et bétonnée. La dernière en date : la maison Bignell, à Québec, érigée entre 1795 et 1817.

Dans le magnifique essai intitulé « L’habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec », la formidable Marie-Hélène Voyer explique comment les élus et promoteurs procèdent depuis des décennies, pour récupérer des terrains occupés par ce patrimoine indésirable. On les achète pour mieux les laisser dépérir et puis, quelques années de négligence plus tard, on constate qu’ils représentent un danger pour la population et qu’on ne peut plus rien en faire pour mieux obtenir un permis de démolition. Et ça, c’est si le bâtiment en question n’est pas, par un heureux hasard, passé au feu! Mais réjouissons-nous, les promoteurs ont du cœur et ils savent rendre hommage au patrimoine disparu en exposant une maquette, des photos, ou mieux en empruntant ses formes, sa couleur ou même son nom dans la nouvelle construction sans âme qui prendra sa place. C’est ainsi que les résidences pour retraités construites sur le terrain de la Ferme Molson, à Saint-Sauveur, ont emprunté les courbes de son silo à grains et sa couleur. Nous voilà consolés, même si aujourd’hui, plus grand monde ne se souvient de cette magnifique ferme au pied de la falaise! Nombreux sont ceux qui ne savent même pas qu’elle a existé!

Résister, dénoncer

Je termine en partageant les mots justes, poétiques et percutants de Marie-Hélène Voyer dont il faut lire tous les ouvrages : « Dans cette éternelle province jalonnée de rivières et de clairières, de boisés et de chemins de traverse, de maisons tranquilles, de lieux de peines et de labeurs, il faut ruser toujours mieux pour résister aux attaques avalantes et aplanissantes des promoteurs qui ne pensent qu’à engloutir l’espace et le bien commun pour leur propre profit. Il faut dénoncer le laxisme des élus à cravate qui haussent les épaules et sifflotent devant la mise à plat de notre passé et de notre présent niés, démolis, effacés du paysage au profit de répliques et de simulacres de carton-pâte destinés à quelques acheteurs aisés. Il faut redire et radoter encore, s’il le faut, car tous ces lieux de ressouvenance dont on ne parle pas ou pas assez, dont on ne parlera bientôt plus, tous ces lieux sont à la base de ce que Ferron appelle notre « orientation », cette conscience aigüe du temps et de l’espace qui nous protège de l’aliénation. »

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