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La place des tabous et des interdits dans notre société

Par Simon Cordeau

Comme presque 600 professeurs à travers le Québec, Stéphane Chalifour a signé la lettre ouverte Enseigner dans le champ miné de l’arbitraire, publiée dans Le Devoir, le 20 octobre dernier. Nous nous sommes entretenus avec le professeur de sociologie du Collège Lionel-Groulx pour mieux comprendre la place des tabous et des interdits dans notre société.

Pour Stéphane Chalifour, il y a un lien à faire entre Samuel Paty, le professeur décapité en France pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses étudiants, et Verushka Lieutenant-Duval, la professeure de l’Université d’Ottawa qui s’est retrouvée au cœur d’une controverse pour avoir utilisé le mot « nègre » dans un cours. « Ici, on lui a tranché symboliquement la tête. »

Le professeur de sociologie y voit une dérive inquiétante et une montée du fanatisme.

« On se croirait en pleine révolution culturelle sous Mao! », lance-t-il, faisant référence à l’évènement historique où des étudiants chinois ont arrêté des fonctionnaires, des professeurs et des directeurs d’école pour les humilier en public.

Les interdits et la cohésion sociale

 M. Chalifour explique comment les tabous et les interdits servent à codifier les comportements, à pacifier les relations humaines et à préserver la cohésion sociale dans une société.

« Dans toutes les sociétés, il y a des interdits. Il n’existe pas de société sans interdits. »

Dans les sociétés modernes, ces interdits sont fondés sur la rationalité. « Les gouvernements n’imposent pas des interdits de manière arbitraires, comme le faisaient autrefois le pape ou Louis XIV. Les interdits vont découler de la délibération, de la démocratie et de l’évolution de la société. Si l’avortement a été légalisé il y a 30 ans, c’est parce qu’on a jugé que les Canadiens étaient prêts à accepter la chose. »

Toutefois, la crise de nos institutions, l’absence de vérités communes et la montée de l’individualisme rendent difficile l’imposition de normes comportementales par les autorités. Donc les normes viennent de moins en moins « d’en haut », et de plus en plus « d’en bas ». « Dans une société où il y a moins d’interdits, il y a une volonté qui émerge d’en imposer, mais sans que ceux-ci soient discutés démocratiquement et sans qu’ils soient pris en charge par les institutions gouvernementales. »

L’émotion et l’individualisme

Ce qui inquiète surtout M. Chalifour, c’est que ces nouveaux interdits sont fondés sur la morale plutôt que sur la raison. « En Occident, on est passés de sociétés dépendantes de la morale religieuse, où Dieu était omniprésent, à des sociétés modernes gouvernées par la raison. On croyait s’être débarrassé de l’obscurantisme il y a très longtemps. C’est renversant de le voir revenir, par une autre porte. »

Stéphane Chalifour est professeur de sociologie du Collège Lionel-Groulx.

 

Si, dans le passé, la polarisation et la radicalisation s’exprimaient dans des idéologies, comme le fascisme et le communisme, aujourd’hui elles semblent trouver leur source dans l’émotion et le ressenti des individus. Pour M. Chalifour, c’est la conséquence de l’individualisme, qui fragmente la société en micro-identités.

« C’est comme si on n’habite plus dans le même espace! »

« Ce n’est pas un hasard si c’est un vent qui souffle des États-Unis », soutient M. Chalifour. Il donne l’exemple des Évangé-listes, qui ont une conception radicalement différente du monde. « Les États-Unis sont le laboratoire de ces dérives. La morale individuelle, on voit les formes qu’elle prend. »

Même si M. Chalifour n’est pas victime de ces dérives dans sa classe, il croit essentiel de se battre fermement contre elles. « On n’est pas à l’abri de ça, au Québec. Si on n’est plus en mesure d’utiliser des mots pour illustrer des réalités, qu’est-ce qu’on pourra enseigner? »

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